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14 août 2010 6 14 /08 /août /2010 23:30

Extrait des
"Thèses sur l'Internationale situationniste et son temps"
(1972)
(...)
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Pour comprendre les pro-situs, il faut comprendre leur base sociale et leurs intentions sociales. Les premiers ouvriers ralliés aux idées situationnistes - généralement issus du vieil ultragauchisme et donc marqués par le scepticisme qui découle de sa longue inefficacité, initialement très isolés dans leurs usines et relativement sophistiqués par leur connaissance restée sans emploi, quoique parfois assez subtile, de nos théories - ont pu fréquenter, non sans le mépriser, le milieu infra-intellectuel des pro-situs, et s'y imprégner de plusieurs de ses tares ; mais dans l'ensemble les ouvriers qui depuis lors découvrent collectivement les perspectives de I.S., dans la grève sauvage ou toute autre forme de critique de leurs conditions d'existence, ne deviennent d'aucune façon des pro-situs. Et du reste, en dehors des ouvriers, tous ceux qui ont entrepris une tâche révolutionnaire concrète ou qui ont effectivement rompu avec le genre de vie dominant ne sont pas non plus des pro-situs : le pro-situ se définit d'abord par sa fuite devant de telles tâches et devant une telle rupture. Les pro-situs ne sont pas tous des étudiants poursuivant réellement une qualification quelconque à travers les examens de la présente sous-Université ; et a fortiori ils ne sont pas tous des fils de bourgeois. Mais tous sont liés à une couche sociale déterminée, soit qu'ils se proposent d'en acquérir réellement le statut, soit qu'ils se boment à en consommer par avance les illusions spécifiques. Cette couche est celle des cadres. Quoiqu'elle soit certainement la plus apparente dans le spectacle social, elle semble rester inconnue pour les penseurs de la routine gauchiste, qui ont un intérêt direct à s'en tenir au résumé appauvri de la définition des classes du XIXème siècle : ou bien ils veulent dissimuler l'existence de la classe bureaucratique au pouvoir ou visant le pouvoir totalitaire, ou bien, et souvent simultanément, ils veulent dissimuler leurs propres conditions d'existence et leurs propres aspirations en tant que cadres petitement privilégiés dans les rapports de production dominés par la bourgeoisie actuelle.
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Le capitalisme a continuellement modifié la composition des classes à mesure qu'il transformait le travail social global. Il a affaibli ou recomposé, supprimé ou même créé des classes qui ont une fonction secondaire dans la production du monde de la marchandise. Seuls la bourgeoisie et le prolétariat, les classes historiques primordiales de ce monde, continuent d'en jouer entre elles le destin, dans un affrontement qui est essentiellement resté le même. Mais les circonstances, le décor, les comparses, et même l'esprit des protagonistes principaux, ont changé avec le temps, qui nous a conduits au dernier acte. Le prolétariat selon Lénine, dont la définition en fait corrigeait celle de Marx, était la masse des ouvriers de la grande industrie ; les plus qualifiés professionnellement se trouvant même rejetés dans une situation marginale suspecte, sous la notion d'" aristocratie ouvrière ". Deux générations de staliniens et d'imbéciles, en s'appuyant sur ce dogme, ont contesté aux travailleurs qui ont fait la Commune de Paris, travailleurs encore assez proches de l'artisanat ou des ateliers de la très petite industrie, leur pleine qualité de prolétaires. Les mêmes peuvent aussi s'interroger sur l'être du prolétariat actuel, perdu dans les multiples stratifications hiérarchiques, depuis l'ouvrier " spécialisé " des chaînes de montage et le maçon immigré jusqu'à l'ouvrier qualifié et le technicien ou semi-technicien ; et l'on va même jusqu'à rechercher byzantinement si le conducteur de locomotive produit personnellement de la plus-value. Lénine avait cependant raison en ceci que le prolétariat de Russie, entre 1890 et 1917, se réduisait essentiellement aux ouvriers d'une grande industrie moderne qui venait d'apparaître dans la même période, avec le récent développement capitaliste importé dans ce pays. En dehors de ce prolétariat, il n'existait en Russie d'autre force révolutionnaire urbaine que la partie radicale de l'intelligentsia, alors que tout s'était passé fort différemment dans les pays où le capitalisme, avec la bourgeoisie des villes, avait connu son mûrissement naturel et son apparition originale. Cette intelligentsia russe cherchait, comme partout ailleurs les couches homologues plus modérées, à réaliser l'encadrement politique des ouvriers. Les conditions russes favorisaient un encadrement de nature directement politique dans les entreprises : les unions professionnelles furent dominées par une sorte d'" aristocratie ouvrière " qui appartenait au parti social-démocrate, et à sa fraction menchevique plus souvent qu'à la bolchevique, tandis qu'en Angleterre par exemple la couche équivalente de trade-unionistes pouvait rester apolitique et réformiste. Que le pillage de la planète par le capitalisme à son stade impérialiste lui permette d'entretenir un plus grand nombre d'ouvriers qualifiés mieux payés, voilà une constatation qui, sous un voile moraliste, est sans aucune portée pour l'évaluation de la politique révolutionnaire du prolétariat. Le dernier " ouvrier spécialisé " de l'industrie française ou allemande d'aujourd'hui, même s'il est un immigré particulièrement maltraité et indigent, bénéficie lui aussi de l'exploitation planétaire du producteur de jute ou de cuivre dans les pays sous-développés, et n'en est pas moins un prolétaire. Les travailleurs qualifiés, disposant de plus de temps, d'argent, d'instruction, ont donné, dans l'histoire des luttes de classes, des électeurs satisfaits de leur sort et respectueux des lois, mais aussi souvent des révolutionnaires extrémistes, dans le spartakisme comme dans la F.A.I.(1). Considérer comme " aristocratie ouvrière " les seuls partisans et employés des dirigeants syndicaux réformistes, c'était masquer sous une polémique pseudo-économiste la véritable question économico-politique de l'encadrement extérieur des ouvriers. Les ouvriers, pour leur indispensable lutte économique, ont un besoin immédiat de cohésion. Ils commencent à savoir comment ils peuvent acquérir eux-mêmes cette cohésion dans les grandes luttes de classes, qui sont en même temps toujours, pour toutes les classes en conflit, des luttes politiques. Mais dans les luttes quotidiennes - le primum vivere de la classe -, qui paraissent être seulement des luttes économiques et professionnelles, les ouvriers ont obtenu d'abord cette cohésion par une direction bureaucratique qui, à ce stade, est recrutée dans la classe elle-même. La bureaucratie est une vieille invention de l'État. En saisissant l'État, la bourgeoisie a d'abord pris à son service la bureaucratie étatique, et a développé seulement plus tard la bureaucratisation de la production industrielle par des managers, ces deux formes bureaucratiques étant les siennes propres, à son service direct. C'est à un stade ultérieur de son règne que la bourgeoisie en vient à utiliser aussi la bureaucratie subordonnée, et rivale, qui s'est formée sur la base des organisations ouvrières, et même, à l'échelle de la politique mondiale et du maintien de l'équilibre existant dans l'actuelle division des tâches du capitalisme, à utiliser la bureaucratie totalitaire qui possède en propre l'économie et l'État dans plusieurs pays. À partir d'un certain point du développement général d'un pays capitaliste avancé, et de son État-providence, même les classes en liquidation qui, étant constituées de producteurs indépendants isolés, ne pouvaient se doter d'une bureaucratie, et envoyaient seulement les plus doués de leurs fils dans les grades inférieurs de la bureaucratie étatique - paysans, petite bourgeoisie commerçante -, confient leur défense, devant la bureaucratisation et l'étatisation générales de l'économie moderne concentrée, à quelques bureaucraties particulières : syndicats de " jeunes agriculteurs ", coopératives paysannes, unions de défense des commerçants. Cependant les ouvriers de la grande industrie, ceux dont Lénine se réjouissait franchement que la discipline de l'usine les ait, d'une manière mécaniste, conditionnés à l'obéissance militaire, à la discipline de la caserne, voie par laquelle il entendait lui-même faire triompher le socialisme dans son parti et dans son pays, ces ouvriers, qui ont aussi appris dialectiquement tout le contraire, restent assurément, sans être tout le prolétariat, son centre même : parce qu'ils assument bel et bien l'essentiel de la production sociale et peuvent toujours l'interrompre, et parce qu'ils sont plus que personne d'autre portés à la reconstruire sur la table rase de la suppression de l'aliénation économique. Toute définition simplement sociologique du prolétariat, qu'elle soit conservatrice ou gauchiste, cache en fait un choix politique. Le prolétariat ne peut être défini qu'historiquement, par ce qu'il peut faire et par ce qu'il peut et doit vouloir. De la même manière, la définition marxiste de la petite bourgeoisie, qui depuis a fait tant d'usage comme plaisanterie stupide, est également d'abord une définition qui repose sur la position de la petite bourgeoisie dans les luttes historiques de son temps, mais elle repose, au contraire de celle du prolétariat, sur une compréhension de la petite bourgeoisie comme classe oscillante et déchirée, qui ne peut vouloir successivement que des buts contradictoires, et qui ne fait que changer de camp avec les circonstances qui l'entraînent. Déchirée dans ses intentions historiques, la petite bourgeoisie a été aussi, sociologiquement, la classe la moins définissable et la moins homogène de toutes : on pouvait y ranger ensemble un artisan et un professeur d'université, un petit commerçant aisé et un médecin pauvre, un officier sans fortune et un préposé aux postes, le bas clergé et les patrons pêcheurs. Mais aujourd'hui, et certes sans que toutes ces professions se soient fondues en bloc dans le prolétariat industriel, la petite bourgeoisie des pays économiquement avancés a déjà quitté la scène de l'histoire pour les coulisses où se débattent les derniers défenseurs du petit commerce expulsé. Elle n'a plus qu'une existence muséographique, en tant que malédiction rituelle que chaque bureaucrate ouvriériste lance gravement à tous les bureaucrates qui ne militent pas dans sa secte.
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Les cadres sont aujourd'hui la métamorphose de la petite bourgeoisie urbaine des producteurs indépendants, devenue salariée. Ces cadres sont, eux aussi, très diversifiés, mais la couche réelle des cadres supérieurs, qui constitue pour les autres le modèle et le but illusoires, tient en fait à la bourgeoisie par mille liens, et s'y intègre plus souvent encore qu'elle n'en vient. La grande masse des cadres est composée de cadres moyens et de petits cadres, dont les intérêts réels sont encore moins éloignés de ceux du prolétariat que ne l'étaient ceux de la petite bourgeoisie - car le cadre ne possède jamais son instrument de travail -, mais dont les conceptions sociales et les rêveries promotionnelles se rattachent fermement aux valeurs et aux perspectives de la bourgeoisie moderne. Leur fonction économique est essentiellement liée au secteur tertiaire, aux services, et tout particulièrement à la branche proprement spectaculaire de la vente, de l'entretien et de l'éloge des marchandises, en comptant parmi celles-ci le travail-marchandise lui-même. L'image du genre de vie et des goûts que la société fabrique expressément pour eux, ses fils modèles, influence largement des couches d'employés pauvres ou de petits-bourgeois qui aspirent à leur reconversion en cadres ; et n'est pas sans effet sur une partie de la moyenne bourgeoisie actuelle. Le cadre dit toujours " d'un côté ; de l'autre côté ", parce qu'il se sait malheureux en tant que travailleur, mais veut se croire heureux en tant que consommateur. Il croit d'une manière fervente à la consommation, justement parce qu'il est assez payé pour consommer un peu plus que les autres, mais la même marchandise de série : rares sont les architectes qui habitent les gratte-ciel arriérés qu'ils édifient, mais nombreuses sont les vendeuses des boutiques de simili-luxe qui achètent les vêtements dont elles doivent servir la diffusion sur le marché. Le cadre représentatif est entre ces deux extrêmes ; il admire l'architecte, et il est imité par la vendeuse. Le cadre est le consommateur par excellence, c'est-à-dire le spectateur par excellence. Le cadre est donc, toujours incertain et toujours déçu, au centre de la fausse conscience moderne et de l'aliénation sociale. Contrairement au bourgeois, à l'ouvrier, au serf, au féodal, le cadre ne se sent jamais à sa place. Il aspire toujours à plus qu'il n'est et qu'il ne peut être. Il prétend, et en même temps il doute. Il est l'homme du malaise, jamais sûr de lui, mais le dissimulant. Il est l'homme absolument dépendant, qui croit devoir revendiquer la liberté même, idéalisée dans sa consommation semi-abondante. Il est l'ambitieux constamment tourné vers son avenir, au reste misérable, alors qu'il doute même de bien occuper sa place présente. Ce n'est point par hasard (cf. De la misère en milieu étudiant) que le cadre est toujours l'ancien étudiant. Le cadre est l'homme du manque : sa drogue est l'idéologie du spectacle pur, du spectacle du rien. C'est pour lui que l'on change aujourd'hui le décor des villes, pour son travail et ses loisirs, depuis les buildings de bureaux jusqu'à la fade cuisine des restaurants où il parle haut pour faire entendre à ses voisins qu'il a éduqué sa voix sur les haut-parleurs des aéroports. Il arrive en retard, et en masse, à tout, voulant être unique et le premier. Bref, selon la révélatrice acception nouvelle d'un vieux mot argotique, le cadre est en même temps le plouc. Dans ce qui précède, c'est bien sûr pour garder la simplicité du langage théorique que nous avons dit " l'homme ". Il va de soi que le cadre est en même temps, et même en plus grand nombre, la femme qui occupe la même fonction dans l'économie, et adopte le style de vie qui y correspond. La vieille aliénation féminine, qui parle de libération avec la logique et les intonations de l'esclavage, s'y renforce de toute l'aliénation extrême de la fin du spectacle. Qu'il s'agisse de leur métier ou de leurs liaisons, les cadres feignent toujours d'avoir voulu ce qu'ils ont eu, et leur angoissante insatisfaction cachée les mène, non à vouloir mieux, mais à avoir davantage de la même " privation devenue plus riche ". Les cadres étant fondamentalement des gens séparés, le mythe du couple heureux prolifère dans ce milieu quoique démenti, comme le reste, par la réalité la plus immédiatement pesante. Le cadre recommence essentiellement la triste histoire du petit-bourgeois, parce qu'il est pauvre et voudrait faire croire qu'il est reçu chez les riches. Mais le changement des conditions économiques les différencie diamétralement sur plusieurs points qui sont au premier plan de leur existence : le petit-bourgeois se voulait austère, et le cadre doit montrer qu'il consomme tout. Le petit-bourgeois était étroitement associé aux valeurs traditionnelles, et le cadre doit suivre en courant les pseudo-nouveautés hebdomadaires du spectacle. La plate sottise du petit-bourgeois était fondée sur la religion et la famille ; celle du cadre est liquéfiée dans le courant de l'idéologie spectaculaire, qui ne lui laisse jamais de repos. Il peut suivre la mode jusqu'à applaudir l'image de la révolution - beaucoup ont été favorables à une part de l'atmosphère du mouvement des occupations - et certains d'entre eux croient même aujourd'hui approuver les situationnistes.
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Le comportement des pro-situs s'inscrit entièrement dans les structures de cette existence des cadres et d'abord, comme pour ceux-ci, cette existence leur appartient bien plus en tant qu'idéal reconnu qu'en tant que genre de vie réel. La révolution moderne, étant le parti de la conscience historique, se trouve dans le conflit le plus direct avec ces partisans et esclaves de la fausse conscience. Elle doit d'abord les désespérer en rendant leur honte encore plus honteuse ! Les pro-situs sont à la mode, dans un moment où n'importe qui se déclare partisan de créer des situations sans retour, et où le programme d'un risible parti " socialiste " occidental se propose gaillardement de " changer la vie ". Le pro-situ, il ne craindra jamais de le dire, vit des passions, dialogue avec transparence, refait radicalement la fête et l'amour, de la même manière que le cadre trouve chez l'éleveur le petit vin qu'il mettra lui-même en bouteilles, ou fait escale à Katmandou. Pour le pro-situ comme pour le cadre, le présent et l'avenir ne sont occupés que par la consommation devenue révolutionnaire: ici, il s'agit surtout de la révolution des marchandises, de la reconnaissance d'une incessante série de putschs par lesquels se remplacent les marchandises prestigieuses et leurs exigences ; là, il s'agit principalement de la prestigieuse marchandise de la révolution elle-même. Partout, c'est la même prétention à l'authenticité dans un jeu dont les conditions mêmes, aggravées encore par la tricherie impuissante, interdisent absolument au départ la moindre authenticité. C'est la même facticité du dialogue, la même pseudo-culture contemplée vite et de loin. C'est la même pseudo-libération des moeurs qui ne rencontre que la même dérobade du plaisir: sur la base de la même radicale ignorance puérile mais dissimulée, s'enracine et s'institutionnalise, par exemple, la perpétuelle interaction tragicomique de la jobardise masculine et de la simulation féminine. Mais au delà de tous les cas particuliers, la simulation générale est leur élément commun. La particularité principale du pro-situ, c'est qu'il remplace par de pures idées la camelote que le cadre accompli consomme effectivement. C'est le simple son de la monnaie spectaculaire, que le pro-situ croit pouvoir imiter plus aisément que cette monnaie elle-même; mais il est encouragé dans cette illusion par le fait réel que ces marchandises que la consommation actuelle feint d'admirer font, elles aussi, beaucoup plus de bruit que de jouissance. Le pro-situ voudra posséder toutes les qualités de l'horoscope : intelligence et courage, séduction et expérience, etc., et s'étonne, lui qui n'a songé ni à les atteindre ni à en faire usage, que la moindre pratique vienne encore renverser son conte de fées par ce triste hasard qu'il n'a même pas su les simuler. De même, le cadre n'a jamais pu faire croire à aucun bourgeois, ni à aucun cadre, qu'il était au-dessus du cadre.
(...)
Guy Debord, Gianfranco Sanguinetti
(1) F.A.I. : Fédération Anarchiste Ibérique. (N.d.E.)

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